Sonia Recasens

Once Upon a Time

  « Je cherche à transformer toutes nos peurs, nos angoisses, en quelque chose qui donne le pouvoir à l’imaginaire de les transformer positivement ».

 Rita Alaoui prélève dans son quotidien et dans son environnement des fragments de la nature et de la vie ordinaire, collecte des objets et des souvenirs, qu’elle assemble, réorganise non sans leur insuffler un soupçon de féerie. Grâce à des parents collectionneurs, Rita Alaoui, née en 1972 à Rabat, grandit entourée de livres d’art et d’œuvres. Si bien qu’elle commence à peindre dès l’âge de 15 ans, s’exerçant à copier les expressionnistes, tout en se passionnant pour la philosophie de l’art. En 1992, elle étudie à la célèbre Académie Julian de Paris avant d’intégrer la Parsons School of Design de New York,  dont  elle  reçoit  un  BFA  en  peinture  en  1996.  Peintre  de  formation,  l’artiste  marocaine développe depuis quelques années une œuvre protéiforme, travaillant le dessin, la sculpture, l’installation   ou   encore   la   performance.   La   peinture   constitue   cependant   son   médium   de prédilection.  L’exploration  de  ces  différents  médias,  est  une  façon  pour  l’artiste  de  trouver  le médium le plus adapté à ce qu’elle souhaite exprimer tout en créant différents niveaux de lecture et multipliant les narrations.

 Son  observation  fine  de  la  nature  et  son  affection  toute  particulière  pour  l’environnement, nourrissent son langage plastique. La figure de l’arbre y est récurrente, déclinée sous forme archétypale  et  épurée.  Pensé,  travaillé,  interrogé  comme  le  « trait  d’union  entre  le  visible  et l’invisible, le ciel et la terre », l’arbre fonctionne comme le leitmotiv harmonieux de son investigation plastique. À travers ses peintures et installations, l’artiste invite le spectateur à réfléchir aux relations qu’entretient l’homme avec son environnement. Sans alarmisme ni pessimisme, elle nous invite dans sa forêt enchantée, à marquer une pause, contempler et renouer avec la beauté et la magie de la nature. Elle aime à confronter l’arbre, symbole de la vie et de la connaissance, à notre paysage urbain et industriel, comme dans la série de L’Arbre urbain (2012).

 La figure tutélaire voire totémique de l’arbre de Rita Alaoui s’incarne dans le réel pour la première fois en 2009 avec l’installation La Forêt enchantée 1, présentée au Printemps des Abattoirs. À cette occasion, elle plante une forêt en trois dimensions dans les vestiges d’un bâtiment industriel, en fixant à la structure du lieu, l’arbre archétypal découpé dans du papier blanc. Cette forêt légère et aérienne, dont les feuilles évidées dans la matière, tapissent le sol, laissant filtrer la lumière, suspend le temps dans ce temple de la productivité. La fragilité du support renvoie à la fois à la fragilité de l’arbre, victime de l’industrialisation, mais aussi au déclin de cette dernière, tombée en désuétude. La forêt de papier de Rita Alaoui, baignée de lumière dans cette friche abandonnée, résonne comme une invitation à méditer ces mots de Victor Hugo : « Un arbre est un édifice, une forêt est une cité (…). Ce que les siècles ont construit, les hommes ne doivent pas le détruire » (La Légende des siècles,1859)

 Dans la série de peintures intitulée Once Upon a Time (2012), l’artiste met en forme des paysages mentaux  fantasmagoriques,  des  forêts  peuplées  de  couronnes,  symboles  de  la  puissance  des hommes, de cornes tour à tour protectrices et agressives, et d’ailes, comme une invitation à s’élever. Dans les contes, la forêt est un lieu refuge, empreint de mystère où se nichent les mythes, l’inconnu. Avec ces toiles, Rita Alaoui, nous incite à retrouver cette part d’émerveillement et d’enchantement propre à l’innocence de l’enfant qui sommeille en chacun de nous. Passé au filtre de la subjectivité et de l’imaginaire, ces paysages intérieurs auxquels donnent forme l’artiste marocaine, nous convient à une ballade contemplative et onirique dans une forêt enchantée. Cette dernière s’incarne dans le réel dans In the Forest 1 (2012). Il s’agit d’une série de photographies noir et blanc documentant une action réalisée in situ, où l’artiste habille les arbres des formes archétypales de son vocabulaire plastique, à savoir des couronnes, cornes  et ailes en papier, pour insuffler poésie et féerie au réel. Dans In the Forest 2 (2012), elle associe photographie et peinture, en intervenant directement sur les photographies à l’aide d’un pinceau, créant ainsi un paysage mi-mental, mi-réel. Elle décline ce même procédé dans La Terre a des yeux (2012) ainsi que dans les récentes séries Hasard (2014) et Inconnus (2014). Grâce à ses interventions picturales, elle s’approprie ces images en impulsant une narration, un récit, que le spectateur est invité à enrichir en projetant son propre imaginaire. Par ce simple geste, Rita Alaoui, perturbe la photographie dans son statut de preuve intangible du « ça a été » pour lui opposer un « il était une fois… ».

 Au gré de ses pérégrinations, l’artiste collecte des objets devenus obsolètes, vestiges d’une vie passée, traces d’une mémoire (os d’oiseau, algues, bois flottés, corail, coquillage…), qu’elle intègre à son cabinet de curiosité. On retrouve ici une fascination pour le temps qui passe et la dégradation de la matière, qu’elle partage avec son compatriote, El Khalil El Gherib. Mais, là où ce dernier encourage la décomposition de la matière, sa transformation, Rita Alaoui conserve l’objet tel qu’il est, n’intervenant que pour révéler la pureté, la finesse et la fragilité de ses formes, à travers des dessins, sculptures ou installations. Alliant, comme à son habitude, différentes formes d’expressions, ses œuvres se déploient dans le champ de l’expérimentation et de la métamorphose tel qu’en témoigne sa série de dessins Objets trouvés (2014). Sur du papier noir et à l’aide d’acrylique blanc, elle décline les contours de ce qui semble être la projection mentale de ces objets, parcouru tant de fois du regard.  La  mise  en  scène  opérée  dans  l’installation  Objets  trouvés  (2014)  crée  une  sensible dynamique de dialogue et d’échange entre chacun des objets, mais aussi entre les objets et le spectateur. Ainsi animés, ces fragments de la vie quotidienne, deviennent par mise en scène et assemblage, les témoins d’un souvenir, d’une histoire, d’un rêve.

 Ce procédé de collecte et d’assemblage est au cœur de la vidéo performance intitulée La Madeleine de Proust (2013). Tandis que la voix de l’artiste résonne pour réciter le célèbre passage de la madeleine extrait du Côté de chez Swann, (premier tome de À la Recherche du temps perdu, de Marcel Proust), les mains de l’artiste disposent des objets et des photographies sur une nappe blanche, les mettant en scène, comme pour réactiver un souvenir, faire ressurgir une sensation. Dans une sensible réflexion sur le fil fragile du souvenir – peut-être incarné par la bobine de fil rouge – Rita Alaoui, assemble soigneusement les morceaux épars d’une mémoire diffuse et fragmentée, tel un puzzle. Collectant et cristallisant les traces du temps et des souvenirs, elle invoque ces objets comme des auxiliaires magiques, vecteurs d’une cartographie mentale.

 Ces objets fétiches et photographies piochés dans des albums de famille, sont de nouveau invoqués dans son livre d’artiste Fragments de vie quotidienne (2013), véritable puzzle de souvenirs et de rêves. À partir de ces fragments, elle compose une partition de mots, de photographies et dessins, donnant lieu à des chorégraphies de récits possibles. Grâce à cette pratique méditative de collecte, d’écriture et d’assemblage, elle étire le fil du temps, propice au vagabondage de ses pensées et rêveries, ainsi couchées sur les pages de ce livre d’artiste. À travers cette sensible et poétique réécriture de l’album de famille, l’artiste interroge l’histoire de la photographie et son exigence à fixer le temps, comme une preuve indélébile du « ça a été ». Elle tente d’en percer les mystères, en l’inventant et l’imaginant. Dans la lignée d’Annette Messager, Rita Alaoui entrecroise les fils de l’intime et de l’universel, du réel et de l’imaginaire, du public et du privé, du rêve et de l’inconscient. Elle affirme l’art comme vie quotidienne et inversement la vie quotidienne, la biographie comme art.

 Pour conclure je m’arrêterai sur deux photographies, deux autoportraits de l’artiste. L’Autoportrait à la fenêtre (2013) me semble tout à fait incarner l’exploration picturale de Rita Alaoui. Plongée dans une contemplation méditative, l’artiste regarde par la fenêtre. Alberti disait de la peinture, ou plus précisément de la toile, qu’elle était « une fenêtre ouverte sur le monde ». Philosophie appliquée par Rita Alaloui dans son investigation artistique nourrie de son observation de la nature, du paysage et du quotidien. À travers ses toiles l’artiste marocaine nous ouvre les yeux sur la précarité de notre monde, de notre environnement meurtri. Cependant, ses expéditions plastiques se font sans pessimisme. Au contraire, elle s’adresse à notre part d’enfance en soufflant sur ses créations un vent de merveilleux et de magie comme en témoigne son Autoportrait aux ailes (2013). Il s’agit d’une photographie de l’artiste enfant sur laquelle elle est intervenue en ajoutant des ailes en tissu, lui donnant ainsi des airs de fée. Dans le processus créatif de Rita Alaoui, la photographie fonctionne comme une fenêtre ouverte sur l’intimité et l’imaginaire. L’artiste semble nous dire qu’il ne tient qu’à nous d’insuffler de la poésie au quotidien.

Sonia Recasens, 2015
Critique d’art et curateur

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Once Upon a Time

 “I try to transform our fears, our anxieties, into something that gives power to the imagination to express them in a positive way”.

Rita Alaoui draws from her day to day and her environment, fragments of ordinary life.  She collects objects and memories, which she assembles, reorganizes, brings to life, touches, as it were, with fairy dust. Born in 1972 in Rabat to collector parents, Rita grew up surrounded by books and art. It can be no great surprise that she began painting at age 15, copying the expressionists, and took an acute interest to the philosophy of art.  In 1992, she studied in the prestigious Académie Julian (Penninghen) of Paris before leaving for New York to continue her studies at the equally well-known Parsons School of Design, from which she received a BFA in painting in 1996. A painter by training, the Moroccan artist has also developed, in these last years, a proteiform work: drawing, sculpture, art installations and performances. Painting remains her medium of choice.  The exploration of these different media is a way for the artist to find the most adapted medium to that which she aims to express, all the while creating different levels of writing and multiple narrations. 

Her keen observation of nature and her special attachment to environments nourish her artistic language.  The image of the tree, archetypal and streamlined, is a recurrent one.  Thought, worked, interrogated like the ‘hyphen between the visible and the invisible, the sky and the earth’, the tree is a harmonious leitmotiv of her artistic investigation.  Through her paintings and installations, the artist invites the spectator to think about the relationship between human beings and their environment.  Without alarm or pessimism, she invites us into her enchanted forest, to be still for a while, to contemplate and reunite with beauty and nature’s magic.  She likes to confront the tree, symbol of life and knowledge, with our urban and industrial landscape, as she did in her series The Urban Tree (2012).

The totemic figure of the tree becomes real for the first time for Rita Alaoui in 2009 with the installation The Enchanted Forest 1, shown at the Printemps des Abattoirs.  She planted a three dimensional tree in the vestiges of the industrial building, fixing to the structure of the place, the archetypal tree made of white paper.  This light and aerial forest, whose leaves emptied of matter covered the ground, letting the light filter through, suspended time in this temple of productivity.  The material’s frailty brings us back at once to the frailty of the tree, victim of industrialization, and to its decline.  Rita Alaoui’s paper forest, bathed in light in this abandoned space, resonated like an invitation to meditate on these words by Victor Hugo: “A tree is an edifice, a forest is a city (…). What the centuries have built, men should not destroy” (La Légende des Siècles, 1859).

 In her series entitled Once Upon a Time (2012), the artist creates mental fantasmagorical landscapes, forests filled with crowns, symbols of men’s power, horns at once protective and aggressive and wings, like an invitation to elevate.  In fairy tales, the forest is a refuge, filled with  mystery, myths and the unknown.

Through her work, Rita Alaoui encourages us to reconnect with the enchantment and innocence of childhood.  Passed through the filter of subjectivity and the imaginary, these interior landscapes created by the Moroccan artist, invite us into a contemplative and dreamlike balad into an enchanted forest.  The latter is incarnated in the real In the Forest 1 (2012).

This is a series of black and white photos documenting an in situ action, where the artist dresses the trees in the archetypal forms of her plastic vocabulary (crowns, horns, paper wings) to infuse poetry and magic into the real. In In the Forest 2 (2012), she mixes painting and photography, intervening directly on the photos via a brush to create a half-mental, half-real landscape.

She uses this process in La Terre a des Yeux (2012)  as well as in her more recent series Hasard (2014) and Inconus (2014). Thanks to her pictural interventions, she appropriates these images and impulses upon them a narration, a story, that the spectator is invited to enrich by projecting upon it her own imaginary.  By this simple gesture, Rita Alaoui disturbs the photography in its status of intangible proof of ‘there once was’ and replaces it ‘once upon a time”.

Along her meanderings, the artists collects objects now obsolete, vestiges of a past life, traces of a memory (bird bone, algae, floating wood, corals, seashells…), which she integrates into her cabinet of curiosities.  One can find here a fascination with time and the degratdation of matter.  A fascination she shares with her countryman, El Khalil El Gherib.  But where the latter encourages the decomposition of matter, its transformation, Rita Alaoui conserves the object as is and only intervenes to reveal the purity, the elegance and the frailty of its shape, in her drawings, sculptures and installations.  Linking, as is her habit, different forms of expression, her work is deployed in the field of experimentation and metamorphosis as can be seen in her series of drawings entitled Objets Trouvés (2014).

On black paper and using whit acrylic paint, she brings out the contours of what appears to be these objects’ mental state, gazed at so many times before.  The mise en scène of Objets Trouvés (2014) creates a dynamic discourse and exchange between each of the objects but also between the objects and the spectator.  Thus animated, these fragments of daily life become the witnesses of a memory, a story, a dream.

This process of collection and assembly is at the heart of the performance video entitled La Madeleine de Proust (2013).  As the artist’s voice resonated to recite the famous text on the Madeleine from Du Côté de Chez Swann (first volume of A La Recherche du Temps Perdu, by Marcel Proust), the artist’s hands are seen disposing the objects and the photographs on a white tablecloth, putting them there as though to reactivate a memory, resurface a sensation.  In a thoughtful reflection on the fragile thread of memory, perhaps incarnated in the spool of red thread, Rita Alaoui carefully assembles the scattered pieces of a diffuse and fragmented memory, as though it were a puzzle.  Collecting and crystallizing the traces of time and memories, she invokes these objects like magic auxiliaries, vectors of a mental cartography.

These fetichized objects and poached photographies of family albums are further evoked in her artist book Fragments de Vie Quotidienne (2013), true puzzle of memories and dreams.  From these fragments, she composes a partition of words, photographies and drawings which in turn allow new choreographies and stories.  Through this meditative collecting practice, of writing and assembly, she stretches the thread of time, allowing the meanderings of her throughts and daydreams, as seen in her artist book.  Through this thoughtful and poetic rewriting of the family album, the artist interrogates the history of photography and its demands on fixing time, as though it were an indelible proof of ‘that which once was’.

She tries to reveal its secrets, by invention and imagination.  In the way of Annette Messager, Rita Alaoui crosses the threads of the intimate and the universal, the reall and the imaginary, the public and the private, the dream and the unconscious.  She affirms art as daily life and, inversely, daily life and biography as art.

I will conclude with two photos, two self-portraits of the arist.  L’Autoportrait à la Fenêtre (2013) perfectly expresses Rita Alaoui’s pictural exploration.  Deep in her contemplative daydream, the artist looks out the window.  Alberti said of painting, more precisely of the canvas, that it was ‘a window opened onto the world’.  This is a philosophy that Rita Alaoui has applied in her artistic investigation, nourished by her observation of nature, landscape and the day to day.  Through her work, this Moroccan artist opens our eyes to the precariousness of our world, of our suffering environment.  And yet her aristic expeditions are not pessimistic.

On the contrary, she appeals to the child inside us by putting into her work an element of magic and enchantment, as can be seen in her Autoportrait aux Ailes (2013). This is a photo of the artist when she was a child and to which she added wings of cloth, making her seem like a fairy. In Rita Alaoui’s creative process, photography works like a window opened upon our intimacy and our imaginary.  The artist seems to be saying that it is up to us to infuse poetry into our every day.

 Translated to english by Mhani Alaoui
(Anthropologist and writer)

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