Jean-François Clément
Que peuvent exprimer (ou occulter) les fleurs dans la production actuelle de la plasticienne Rita Alaoui ?
Pendant longtemps, Rita Alaoui a révélé la poésie du quotidien qui pouvait émaner de l'espace urbain, plus précisément de Casablanca où elle vivait et travaillait. Elle créait ainsi dans son atelier des objets esthétisables, à l'encontre de ceux qui blâmaient la laideur du territoire urbain, une poétique de l'espace au sens que donnait à cette expression Gaston Bachelard. Dans son atelier où convergeaient toutes sortes d’objets trouvés dans les rues de la ville où lors de ses flâneries à la campagne, mais également des photographies ou des textes, tout cela s'assemblait dans des collages. L'artiste devenait alors une magicienne capable de sublimer un environnement commun d'où elle l'extrayait ce qui allait manifester une beauté a priori invisible.
Le processus créatif, comme l'expliquait Brassaï, naît souvent de contraintes. L'artiste, en limitant son intervention, révèle des rencontres inattendues. Son rôle se réduit alors à la sélection et à l'agencement, une forme d'humilité proche de l'arte povera.
Mais la peinture, étudiée initialement aux États-Unis, n'entendait pas laisser l'exclusivité à ces constructions se référant à l'art contemporain. Et sans le dire, elle travaillait, avec des ensembles de légumes revisités, plus tard avec une série de glaces à déguster, également avec des pots ou des vases, c'est-à-dire sur des souvenirs liés à l'enfance qui n'apparaissaient pas comme tels.
Toutefois, dès le début des années 2000, elle explore, ce qui n'est pas sans risque pour une artiste femme, la thématique des fleurs, parfois en contrepoint de jeux complexes de ficelles marouflées sur les toiles. Rita Alaoui pouvait s'amuser à étendre ou à élargir les tiges tout en jouant avec les transparences ou les opacités.
Le thème continuera à exister dans la discrétion au cours des années suivantes.
En reprenant aujourd’hui plus systématiquement le thème des fleurs, Rita Alaoui montre qu'elle est l'héritière de plusieurs siècles de représentation tout en donnant un sens nouveau à ses propres représentations. La fleur n'est plus une fleur du présent comme celles qui peuvent saturer les espaces numériques. Elle peut aussi renvoyer à la beauté des jardins qui, eux aussi, ont traversé l'histoire sous des formes multiples. La fleur, domestiquée et très souvent mise en ligne, témoigne alors d'une continuité des générations et des liens secrets entre les femmes.
Puis ce seront les fleurs actuelles en 2023-2024. Il s’agit moins d’une relation avec l’environnement actuel, mais, avec ces fleurs devenues personnages, peut-être aussi avec un passé marqué par la présence d’absents. Cette expression très forte où Bernard Teulon-Noailles voyait l’influence du mouvement Color Field américain, de Cy Twombly ou d’Helen Frankenthaler en particulier, ne peut qu’interpeller et pousse à s’interroger. L’œuvre apparue en 2023-2024 permettra de le faire.
Dans ces peintures sur papier au fond parfaitement noir, dépourvu donc de toute lumière solaire, la source de l’illumination, qui se trouve derrière nous, met en valeur à la fois le blanc approximatif et les couleurs chaudes, jaune orangé, rouge violacé, pourpre. L’imperfection est recherchée et montrée au moins par les coulures qui peuvent rappeler Cy Twombly. On hésite face à la transparence partielle qui écrase toute profondeur. Comme chez les peintres du mouvement Color Field, il n’y a ici aucune dimensionnalité. On est face à un plan d’image plat où ce qui prévaut est la cohérence de l’ensemble rendue possible par le faible nombre de couleurs utilisées et la répétition des motifs. Mais chaque fleur a son individualité et ne se fond pas dans le groupe. Ceci crée une dynamique qu’accentuent les multiples recouvrements de couleurs. On suggère ainsi la présence de vibrations, peut-être d’un vent invisible qui serait présent. Des émotions contradictoires peuvent alors naître.
Il y a bien longtemps, la fleur chez Rita Alaoui avait aussi pu évoquer la perte ou l’absence lorsqu’on en voyait disparaître les couleurs. Quand on regarde l’œuvre apparue en 2023-2024, ce n’est plus le cas. L’artiste a longtemps assumé son action d’organisatrice des résurrections en multipliant, sur les objets trouvés, des exploits métamorphiques. Dans l’œuvre ancienne il y a une constatation d’une menace possible, l’absorption dans une obscurité radicale. Il n’est pas question de faire revenir à la vie et de faire ressurgir des couleurs disparues.
Depuis plus de 20 ans, épisodiquement, des fleurs réapparaissent dans l’œuvre de Rita Alaoui entre opacité et transparence, entre alignement et désordre apparent. Ceci attira l’attention de Moulim Larroussi (2003), historien d’art à Rabat : Rita Alaoui « efface tout de la terre pour revivre le moment jubilatoire de voir renaître la vie des profondeurs ». La même année, Bernard Teulon-Noailles constate que dans ces fleurs, « c’est la couleur qui dessine une forme qui se confond avec le fond, dans le plaisir évident de faire naître les choses d’une matière qui ne renie en rien sa fluidité ». Rita Alaoui s’en expliquera plus précisément en 2007 lors de son exposition à la galerie Shart de Casablanca. Les fleurs seraient là parce que l’artiste n’habite plus un jardin et parce qu’elle n’aurait pas la « main verte ». Ce qui peut impliquer qu’elle a jadis connu un jardin, un Eden disparu, lié à une grand-mère particulièrement chérie qu’elle souhaite faire revivre au moins de temps à autre durant les deux dernières décennies et plus franchement dans les temps présents. Pour la technique mise en œuvre, Rita Alaoui évoque l’École américaine, Kacimi ou Tàpies également, et bien sûr Henri Matisse.
Rita Alaoui dit que pour elle peindre des fleurs, c’est signifier qu’après la pluie, il peut y avoir du beau temps. Et si les fleurs renvoient au beau temps, de quoi la pluie pourrait-elle être la métaphore ? Bien évidemment, on peut sortir d’une souffrance par la peinture qui devient alors, une art-thérapie pour soi, éventuellement pour les autres. Les petits bonheurs nés de la rencontre d’objets perdus dans la ville n’évoqueraient-ils pas une souffrance tue que viennent évoquer paradoxalement les fleurs du paradis perdu.
Jean-François Clément, septembre 2024